Je me rends compte qu'il est difficile de trouver une cohésion dans ce blog, quoique finalement, il y a tout de même un point commun entre tous ces articles, j'en suis à l'origine...peut être ressens-je le besoin de vous préciser la chose pour simuler une transition entre mon aspirateur et le texte qui va suivre...
Je vous avez parlé ici même il y a quelques temps, du roman d'une de mes amies, Valentine Goby, Qui touche à mon corps, je le tue.
Viens de paraître chez Senso, un texte de Valentine, Méduses, que je vous fais partager aujourd'hui avec son aimable autorisation. Valentine Goby, une fois de plus, est l'auteur de ces mots qui, tels une nuée de petites fléchettes, ne ratent jamais leur cible.
"Méduses
par Valentine Goby
L’appareil photo autour du cou, je les regarde errer derrière la cataracte qui voile leurs cerveaux. Douze ans, moins peut-être, ils ont l’œil vitreux des vieux, ils ont vécu, c’est-à-dire assez souffert, ne veulent plus voir ni être vus. Autour de leurs bouches les sacs plastiques gonflent, rond, laiteux dans la lumière des phares, les halos des lampadaires, puis se rétractent, vides, réduits à une peau qu’un coup d’ongle suffirait à percer comme les mauvais préservatifs qu’on leur glisse dans la main, une fois la pochette déchirée d’un coup de dents et recrachée par terre, pour qu’ils la déroulent sur un sexe en érection. Les sacs enflent, et avec eux les logos de grandes marques de jeans, de soda, de burgers en grosses lettres rouges, pleins de l’air de leurs poumons malades, mélange de CO2 et de colle à chaussure ; ils fanent, se froissent, et les visages réapparaissent jusqu’à ce que gonfle à nouveau la bulle translucide, inspire, expire, jeu de cache-cache, c’est la figure de l’enfant ou la poche d’air, elle s’épanouit, se résorbe, telle les méduses de mon enfance - non les coupoles flasques, rosacées rejetées sur plages du midi qu’on taquinait du bout d’un bâton et qui nous brûlaient les jambes, mais les formes graciles issues des abysses, les globes de verre, gelées brillantes, corolles diamantées sur fond de ténèbres qu’on regardait, la bave au coin des lèvres, s’épanouir et se contracter par dizaines, en silence, le front contre la vitre de l’aquarium.
Sur les photos, les visages débordent à peine de la circonférence des sacs. Ce sont des têtes de sacs, sans yeux, sans nez, sans bouche, aux cheveux noirs, des enfants méduses. Ils ont la même peau, diaphane, couleur café crème mais tatouée de cernes, de veines violettes, de pinçons de suçons d’hématomes noirs, verts, jaunes, trop fine pour faire barrage au monde extérieur ; et des tendons au bord de la rupture. Ils marchent, vagues, en long t-shirts clairs le long des routes noires de Manille, les pupilles dilatées, les yeux en sang. Ils ne voient rien ; ne sentent rien, les pieds pleins de crevasses, de champignons, le sida au ventre ; ni faim, ni soif, ni sommeil, ni les coups, ni la mort, ils flottent, la méduse vissée aux lèvres, provisoirement colmatés par la colle, et quand l’effet s’estompe ils pourraient tuer ceux qui les ont mis là, au monde, sauf qu’ils ont fichu le camps depuis longtemps, ou bien c’est eux, ils ne savent plus, quelqu’un est parti en tout cas, il ne reste que Dieu et la Sainte Vierge.
Maintenant ils rient. Ils s’agglutinent autour des éducateurs de rue et devant mon appareil photo, les mains en revolvers contre la joue – façon James Bond - , de part et d’autre du visage - à la GI -, ils entourent un garçon au sac palpitant, plein, vide, plein, vide, qui trébuche, fixe l’objectif, tombe, se couche, puis c’est le tour d’un autre, picture, picture ! inspire, expire, ils font des cornes derrière sa tête, tirent la langue jusqu’à ce que son visage ressemble à celui d’un mort, qu’il s’écroule et roule et sombre dans un sommeil de marteaux piqueurs, la tête écrasée de douleur, et d’oubli. Ils ont quelques années à vivre sous toluène, xylène, benzène, diluants de peinture, acétones, trichloroéthane, essence à briquet, hydrocarbures avant la mort subite par arrêt cardiaque, asphyxie, dommages de la moelle épinière, du foie, des reins, ou bien, avant cela, de tous les possibles du sida. En attendant ils vivent et quand les crampes vrillent leur estomac ils volent à l’étalage, des carottes, des choux, surtout en pleine nuit à la fin du marché, ils rampent sous les étals ramassant pommes pourries, fanes, morceaux de pain traînant dans la boue, la pisse, le jus de détergeant, de viande où les mouches ont déjà pondu, ils me montrent un sachet plein de feuilles vertes et de fruits jaunes et une boîte de sucre ; ils se mettent à croquer, ou à sucer les petits rectangles - il y en a qui n’ont plus de dents.
Un jour c’est Noël, dans un parc de Manille. Moi, mon appareil photo. Il y a dans les coffres des camionnettes de la Fondation des repas sous emballages polystyrène financés par KFC, poulet, riz au ketchup, génoise et mousse au café, des jus de fruits et du coca. Des cartes postales avec la Tour Eiffel, l’Arc de triomphe, les remparts de Saint-Malo, le port de Marseille, des sacs entiers venus de France, elles pleuvent sur leurs têtes aux échos d’enclume, leurs doigts collants, ils les regardent à peine, ils les saisissent quand on les leur tend, ils en ont plein les doigts, ils mangent avec les doigts, le CD player hurle des airs d’R&B. Il y a des peluches qui sentent le neuf, des sacs à dos promotionnels Colgate ou Crédit Lyonnais, des stylos, des paquets brillants posés sur l’herbe et, à mes pieds, cette petite fille de huit ou neuf ans qui n’a pas pris de repas, qui tend la main vers une poupée tyrolienne, caresse ses tresses un peu défaites, les replace sur chaque épaule, bien symétriques, tente d’asseoir la poupée entre ses jambes, elle est trop molle pour tenir la position, l’appuie enfin face à elle contre une pile de boîtes en polystyrène, la regarde. Sourit. Prend un sac en plastique, souffle dans la colle, l’absorbe, alors des tresses lui poussent dans la tête et sous la peau, une robe jaune à boutons nacrés.
Il reste des sphères blanches éblouissantes à la place des visages, sur les photos noir et blanc 1M X 2M de la galerie. Des ombrelles, c’est le nom de la partie molle des méduses, déployées contre mon flash, contre toute lumière sauf une, éphémère, invisible, qui brûle dans la tête."
1 commentaire:
Le récit me déroute... oui les mots atteignent leur cible... merci de nous avoir offert ce texte, prise de conscience...
Enregistrer un commentaire